Je vais, donc je suis

au Nord, toujours plus au Nord, car vu de là partir c’est beau, c’est plein de livres solitaires


prolonger par un nouveau texte : le monde à verse

fous nous courons vers ce dehors, pitoyable reflet toujours décevant, de ce dedans obstinément qui nous reste étranger

quel air ! quelle allure ça vous a quand ça court ! quelle bouche d’ici quel ciel quand ça souffle : quel cri ! plus haut que les mots le mot lui-même clair, de part en part traverse le corps comme l’oiseau de Rilke, partir

quel air ! quel phrasé quel bougé vu de là où je suis mon corps, à rouler dans ce mot écarté des deux mains toutes lettres défaites, démonté, démembré, remonté comme un arbre très haut dont la cime ploie, de toute sa force le corps embrassant les espaces, inconnus, sans nom, engendrés par la course : non le vent, ou ses roses : de l’air !

le mot partir, quel front ! quel avant quelle chute ! inlocalisable dedans : un lieu du corps sans limite qui promène au-dehors nos mers successives, nos éparpillements, nos réveils surpeuplés de visages curieux, pressés aux fenêtres après le « Tout est fini » de la nuit

quel air ça vous a, simple et sonore sur la route partir, et comment le corps s’y glisse, se reconnaît dans son eau, son vide, la vitesse qui le vide, l’arrache à ces bras qui défilent, toujours ouverts et déchirés, ces dos qui fuient gelés à coeur, ces profils perdus dans la nuit poétique, sans un regard par la vitre, ces quais mouillés qui s’effilochent, tout ce qui attend d’exister

partie de moi détachée, je suis, cette partie détachable envolée, de moi le partir la substance, comme une mort riche sans cesse renouvelée, pour des pousses plus drues, des racines plus fortes, partie de moi plus loin reprise : se vérifie dans la partance, la solidité des assises du corps

écrire partie, par moi rattrapée où je ne suis plus, serai, à nouveau étrangère, repartie : dans l’immobilité de l’écrire qui le porte, le poème est en marche, le sens est toujours vers ces terres, où nous avons notre place marquée, où nous pourrons dormir un jour ou même jamais

et d’ailleurs, multiple est le partir tant l’écrire l’obsède, avec ses landes, ses babels muettes couchées dans la neige à longueur de page, et l’impasse à ne savoir où commence le manque : là au partir, au bord physique où l’air tranche dans l’envol, le vertige, où là, à l’écrire, quand les ratures de leur lit de fer parlent aux sourds de voies royales, de chemins buissonniers, de ce qui cherche, dans sa propre chair, une issue

partir, quelle force ! quel lointain ça vous a toujours plus vaste, plus Nord plus froid plus sombre, à courir sur des miroirs, des petites filles sous la glace, et plus filée plus lisse, l’expansion lumineuse du corps sur la muraille des forêts, qui, dans ton écrire, est cette neige que tu approches, n’en finis pas chaque jour d’approcher, dans la crainte

au Nord, toujours plus au Nord, car vu de là partir c’est beau, c’est plein de livres solitaires


LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 15 décembre 2009
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