les îles | 3

« Il y a des jours où la Baltique est un toit immobile, infini. »
Tomas Tranströmer


prolonger par un nouveau texte : l’aiguille, dit la femme

un soir,

mots nous souviennent d’îles :

Föglö, Nadendal, Högarna –

les ciels, les noms des îles –

les lieux et l’attente,

les cargos –

et ces passes oubliées qui reviennent,

Storön, Saaremaa,

d’un écueil l’autre,

quand les mots franchissant la jetée,

sur le vitrail trempé s’écrasent,

font silence et pèsent –

mots fermés comme des yeux nous souviennent d’îles,

col relevé dans le premier froid –

chenaux de pluie rideau baissé sur les vagues,

saison de nuit encore légère, trouble –

Farö, Naantali, bassins de marée sous le vent de pluie,

môle grisé liquide d’ailes,

les oiseaux,

et ce bruit de verre métallique au loin : l’eau, la nuit –

visages mâchés des hommes, on les voyait s’éteindre, la mer transparaissait sous la pelure de leur âge –

cous rentrés dans les épaules, au débarqué les odeurs,

la saumure, le mazout,

phoques et mouettes se disputant le poisson,

les mains tachées de cambouis, le bonnet qu’on ôte et le poignet qui déplisse le front,

le piétinement des bottes dans la sciure, haleines lourdes et mouillages serrés, vents coulis humides –

entre deux partir, le balancement des corps – hautes tailles qui se ployaient, reins douloureux, cette force qui retombait –

et le café au rhum dans les gros doigts rouges, les comptoirs de langues rudes, regard perdu dans les tasses –

au ciel les passerelles mobiles, nuque renversée, quelque chose grince dans la grue, étoiles pâles entre les poutres d’acier, un peu de lune, les oiseaux là–haut, dorment –

bascule de chaînes et d’arches, sous la flèche du pont le Grand Chariot bloqué –

les coulures de rouille sur les épis de béton – lassitude des hommes, leur beauté : celui–là qui pleurait sans bruit, la main dans ses cheveux blonds, emmêlés –

ce froid de l’air,

comme un fil blanc de fer qui le traverse, et vibre à l’intérieur, résonne,

et soi–même là, se surprendre à exister –

jamais ciel si beau, frêle et fuyant, mourant, s’amincissant encore, aspiré lentement vers le pôle –

île de Gotland à cette heure vide, un ferry s’allume quittant le port de Visby –

docks de nuit –

le cargo estonien, soutes noires, ventre ouvert : pas une lueur, il semble que les hommes l’aient déserté –

lourds cordages enroulés sur eux–mêmes – au creux, ces haillons de voiles qui pourrissent –

les chalutiers se balancent, un escalier descend à la mer, la nasse brisée prise dans les algues, heurte en cadence la dernière marche –

il s’agit d’entrer dans le silence des mots, leur matière d’esseulement –

coques écaillées, bouées et filets, lourdes guenilles de sirènes – au–dessus des remparts la tour noire, la cathédrale et ses ombres, en contrebas les cales, les entrepôts, l’embarcadère qui fuit –

terre sans peau ni chair, fêlures courant l’os gris jusqu’aux grandes aiguilles de calcaire : un sémaphore brame sans bras ni voix – les réverbères égrènent la pluie, l’irisent goutte à goutte, tiédeur de mémoire, dans ces courants qui lissent la falaise et ponctuent de coups sourds la marche lente, sans but –

être seul – profondément, ardemment – sans esquive – comme ici seulement on peut l’être : dans un grand calme – une sorte de joie secrète – et le face à face, enfin, après toutes ces veilles, avec les mots douloureux –

la Baltique aux arrières, discrètement retirée : s’ouvre blanc le chemin de batture, aux contre–lames du souvenir –

et tu ne saurais dire pourquoi ce flot,

ce vertige soudain,

ce bec qui fouille la poitrine,

pourquoi là, maintenant, de quelques mots que tu ne reconnais pas, d’un balbutiement, d’une flaque d’huile où toute quiétude, avec les reflets du phare se décompose,

pourquoi montent sous le tranchoir d’un ciel très bleu ces horizons nets, incises, saignées de vent entre deux collines, pourquoi là, soudain : le vieux pays grec –

la mer déborde des yeux, le bleu est insondable –

et vivement disséquées à la pointe sèche, les îles blanches, où l’on rêvait de plus hauts rêves, des vies d’essence rare, si simples nous étions, encore neufs –

plus de sel et de vent dans ces bouilloires de lumière, souviens–toi, que la peau n’en pouvait supporter – un feu glaçait le souffle, brûlait dans les grands gestes de la mer quand nous plongions : violente saisie, délicieuse, tous les mots du monde y tombaient au néant –

les cris des gabians sur les ruines : nous disions paysages de cris, et ces légendes, forts et prisons, lazarets perdus et leurs pestes, décombres irréductibles éparpillés dans les cistes, les herbes jaunes et ces feuilles dures, odorantes et vernissées, qui nous déchiraient le pied –

maigres pins, papier de roche à froissures, écrits de craie : des noms qui ne disaient personne, des riens, un territoire marqué – nous sur cette terre – et tant fine, volatile, désespérante poussière : terre qui éclatait sous la poussée des racines –

l’île remplissait nos têtes, elle y plantait des mots, ils y restaient, et de cet intérieur vide, ils nous contemplaient : nous ne savions qu’en faire –

quelque chose protestait là qui ne se laisserait jamais penser –

le monde de l’île n’avait pas connu l’étreinte des mots, et depuis longtemps avait abattu les murs des hommes –

la mer, lorsqu’on la regardait était triste, ou saisie, comme on tombe amoureux : la plus puissante des présences –

et devant elle on pliait, car elle était là incroyablement, feu de joie de l’instant : on s’agenouillait sur la pierre, sans force –

bleu roi brisé à l’état pur, substance d’un peu de mort toute prête, roulée sous les paupières comme du sel ou du miroir, tache d’effroi rapide, anamorphoses noires avec oiseaux crieurs luttant contre le vent, or pulsatile nimbant les cils, les veinules, limaille et sable pressurés dans l’oreille, où la mer s’engouffre et se repaît de sang –

tout ce qui de l’île, en nous battait dans le battement de la mer, et les corps l’un vers l’autre : fille on était, encore plus en elle, l’autre, dans son cou de fille, sur sa peau nue la même, elle, sur ses lèvres d’autre, la même, ce goût de fille que l’on était, retrouvé là sur sa peau, dans tout son corps, multiplié, s’en griser des mains, des lèvres, cela venait dans nos mains d’un même élan, cela venait aux lèvres, d’un registre perdu, oublié, d’un rêve – corps dans cette orbe autre, sur lui–même à plaisir, recourbé –

mots nous souviennent d’îles, nous souvenant d’eux, les cargos,

langue de terre morte, Vivesholm, bouquet d’écume en bouche, éclate dans les mots en cette lande sèche : déjà le froid, au loin les raukar de calcaire, qu’assaillent les premières glaces –

îles de mémoire, en lamelles – feuilletage sensible – plaques amères et douces, souples, se chevauchent, se repoussent : entrent avec lenteur, et comme à regret, dans un langage –

et leur nudité pleine, éblouissante, est habillée : langage les donne à voir,

et dans le même mouvement,

les emprisonne et les libère


LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 8 juillet 2012
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