D’abord, nous avons pris des mots

« Il y a des déterminations absolument fatales. »
Héraclite


prolonger par un nouveau texte : qu’il va sans armes

D’abord, nous avons pris des mots.

Nous les avons détachés. Prélevés.

Élus.

Bord, par exemple : d’abord.

L’abord, le rebord. La trace a-t-elle dit. Le long ai-je dit, la main en avant, sinuant sur la tranche. Mais le long ne touchait pas le bord : aller le long ne longeait rien, il était libre. Sans suite, et sans trace, justement. Sans géographie et sans complément : c’était bien ainsi que nous le comprenions. Un mot rehaussé, dans un champ libre, seul. En majesté.

Et puis : loin. Ce mot loin. Qui nous en imposait. Nous le sentions redoutable, hasardeux, à manipuler avec prudence : après tout, jusqu’au pourrait-il bien nous mener ?

Le bord, le long, la trace : loin.

Un jour, nous sommes parties de mots. Sur le muret où nous étions assises, face au ravin et son herbe rare, brûlée. Les jambes nues, les pieds sales. Elle et moi. Cheveux longs et lourds, noires tresses défaites, cheveux blonds et courts, emmêlés. Les yeux clairs, la peau brune, elle et moi. Comme ça, un jour, en été. Sans préméditation, avec timidité. Sérieusement. Sans insister, et sans se regarder.

Simples : des mots simples. Comme route, ravin, gravier. Mer. Écume et port. En somme, ce que nous avions là, devant nous : la route, la mer au loin, le ravin. Et le port, le gravier, l’écume.

Et les îles.

Le mot île. Un mot étrange, exaltant, impénétrable : il nous intimidait. Et pourtant si léger, translucide, une brume de chaleur par-dessus l’horizon : il faudrait bien un jour se mesurer à lui. Nous le savions incontournable. Mais trop grand pour nous, pour l’instant : il fallait attendre que nos lectures se décantent, que le mot émerge neutre, propre et seul. Sans adhérence. Offert et immobile : qu’il soit à nous.

Et puis marche, marcher. Ce verbe marcher qui est apparu d’un coup, comme s’il avait toujours été là. Comme l’autre verbe, partir : fantôme silencieux, pour elle et pour moi, glissé derrière tout ce que nous lisions, derrière nos rêves, et dans ce que nous étions : il chuchotait tout bas la couleur de nos actes, de nos attirances, de nos élans, de nos paroles. De nos distractions et de nos absences. Car nous savions aussi être là sans y être, elle et moi : un peu floues. De contours mal délimités. Fuyantes. Lunaires. Lunaire, d’ailleurs, était un mot élu : avec quelque chose vulnérable, lointain. Et pitoyable et froid : intéressant.

Et aussi : paysage. Ailleurs. Contempler. Bleu, bien sûr.

Plus tard, on est allées jusqu’à équinoxe, atmosphère, et même, orthogonale de houle. Et constante solaire, « transfert de sédiments vers l’aval-dérive ». On aimait bien solifluxion, splash : la tête s’aérait de leur sens inconnu, on s’ouvrait.

Il suffisait de prononcer les mots, de les poser délicatement dans l’espace, puis d’observer comment ils réagissaient au choc de la voix, de la lumière, des bruits, du grand air. Comment ils allaient nous revenir, si la terre nous les rendait. Sous la forme le plus souvent, d’une grande nuit des mots qu’on parcourait de la bouche, la faisant durer : succion, lente répétition, yeux fermés, enroulement sur la langue. Au milieu le mot, comme une gourmandise. Ou un galet fatigué par le flot. Nous avancions dans un couloir, qui peu à peu s’élargissait aux dimensions d’un ciel que de petites étoiles commençaient d’éclairer : le mot obscurité, le plus beau, s’écrivait toujours avec une majuscule : Obscurité. Et l’écho très doux de son surgissement ne s’éteignait pas.

Un jour, nous sommes parties de mots. D’un fragile mouvement, improvisé, qui les cueillait dans l’air par les ailes et un à un les poussait en avant, sur une scène vide, violemment éclairée, dans un décor de collines et de murets en gradins : rajeunis et lavés, innocents à nouveau et délestés de leur sens commun, de toute insertion dans la langue, de leurs famille et références, de leur bagage d’emploi, d’usage.

C’était juste des mots simples, sans appui, vacillant au bord de leur disparition. Mais il faisaient trembler l’air, et donnaient à ses lèvres ce pli fier : elle regardait devant elle, elle n’était pas là. Je savais où la rejoindre.

Ligne, pierre. Sable, vent.

Équateur.

Navire.

Ça suffisait.

 

Travail en cours.

LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 8 février 2015
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