la voisine

La fonction de réparation que possède la langue – fonction majeure –
s’exerce ici, dans cet atelier où le passé, un passé invalide,
inutilisable tel quel et source d’une souffrance diffuse et constante,
se livre aux instruments du verbe et se laisse opérer, sectionner,
trépaner, bien que sans conviction et dans la résistance sournoise de
ses organes malades, nostalgiquement et indéfectiblement attachés à
leur mal.


prolonger par un nouveau texte : les îles | 4

à l’autre bout de Marseille, en allant vers les Goudes, une bâtisse jaunâtre, vétuste, à la façade écaillée qui regardait la mer : quatre petits appartements, on habitait celui de droite, à l’étage – des murs bleus, des tomettes, la plupart fendues et descellées, des cloisons si minces qu’on vivait chez les voisins et eux chez nous, je disais, mais sans me plaindre car il y avait la véranda - même si, rongés par le sel, à demi pourris, ses cadres de bois s’effritaient sous l’ongle, tombaient comme une neige bleue pâle et laissaient passer tous les courants d’air, même si, bosselé, fissuré, le sol menaçait de s’effondrer au point qu’interdiction nous était faite d’y installer des meubles, ni le moindre objet lourd, et même d’y faire sécher du linge, elle nous offrait la mer, à cent quatre-vingt degrés : l’archipel du Frioul, ses îles, If, Pomègues, Ratonneau, la mer, tout le ciel – et juste en bas, presque à nos pieds, la calanque, accessible pour nous par un escalier en ciment, plage étroite de galets gris, là, à nos pieds, en pleine ville – la mer y faisait de jolis vagues, les jours venteux – parfois l’hiver elle s’y engouffrait avec colère, roulant et roulant les galets, montant jusqu’à lécher au fond de la petite anse les cabanons de bois, serrés contre la falaise

dès le printemps, les dimanches matin, les familles investissaient leurs cabanons pour la journée : les portes s’ouvraient grand sur la plage, les gamins jouaient au bord de l’eau, les hommes prenaient l’apéritif assis sur des pliants – les femmes allaient et venaient du cabanon à la plage, un oeil sur les gosses, un autre sur le fricot, échangeaient quelques mots avec leurs voisines, et sur le coup de midi s’avançaient sur le seuil, les bras chargés de baguettes, de saladiers de tomates, de poivrons et de riz – on s’activait au-dessus de la plage, à la pizzeria « Chez Dédé », et jusque tard dans l’après-midi on entendait le haut parleur diffuser les annonces : « la moitié-moitié pour la calanque »... et les baigneurs grimpaient l’escalier de bois, venaient chercher leur commande, qu’ils mangeaient assis sur les galets, en regardant la mer – c’était bruyant, riche d’odeurs, bon enfant – une plage populaire, de quartier – dans son contrebas de toits enchevêtrés, de maisonnettes pauvres, de rochers blancs, elle était, de la rue là-haut, insoupçonnable – au coucher du soleil, tout ce monde parti, cabanons refermés jusqu’au prochain dimanche, la plage semblait un champ de petites ruines colorées, volant au vent, cliquetant sur les galets : sacs plastiques, boîtes vides, vieux jouets, et les gabians de-ci de-là, s’arrachant les résidus comestibles, encore tard dans la nuit faisaient un beau tapage

il y avait des choses à penser, à préparer – je traînais, je cherchais du travail – j’avais décliné l’Hôpital Nord et son pavillon d’enfants malades – mourants – ça n’avait pas marché au Bon Pasteur, dommage, les gamines je les avais bien aimées – ce travail fait ensemble l’année d’avant, sur le père, l’image du père, et cette peur viscérale des hommes au moindre souvenir qui remontait : « ma tête explose, on n’en parle plus, depuis je n’ai plus de tête, plus de corps, plus rien, on n’en parle plus... » – l’avenir – que faire de ce diplôme ? – je traînais surtout, je lisais – on parlait de se marier – je revoyais des copains de fac : on échangeait des nouvelles, des informations sur des pistes de travail, on riait moins – on ne parlait plus guère de sauver l’Afrique, de faire le tour du monde, en stop, en car Volkswagen – des choses à préparer, à penser, on en avait tous – ces heures à traîner : jeter des miettes aux gabians, écouter la mer, guetter le passages des ferries

je l’avais vue de la véranda, un matin très tôt, la voisine – le jour se levait sur la mer grise, immobile – la plage était usée par la nuit, fatiguée, elle en perdait ce côté artificiel de petit jouet à deux sous, que les humbles s’offraient, pour leurs dimanches – on se souvenait qu’elle avait une réputation, et pas très bonne : des noyades, des accidents, des cadavres ramenés par le flot, des suicides – elle semblait échanger quelque chose avec la mer, à voix basse, retenue – une chose, à cette heure, qui ne concernait pas les hommes – mais les îles, les profondeurs

je la voyais de dos, la voisine – debout au pied de l’escalier de ciment, très grande, très mince dans son peignoir bleu, une tasse à la main, de l’autre, une cigarette qui s’éteignait – sûr elle voyait ce qui se passait : le jour livide, le rejet où nous tenait la mer, l’indifférence de la plage – ou alors elle ne voyait pas, elle pensait, hiératique, élégante, dans l’air froid - je me disais : une sorte de reine, de maîtresse du petit matin – elle s’était retournée, et j’avais vu, dans la faible lumière, son visage de profil : jamais rien d’aussi beau que ce navire de tristesse – rien d’aussi beau, filant, déserté, sur un horizon de vagues mortes – et le noir de la nuit sur elle, qui s’effilochait – la silhouette grandissait encore, s’allongeait avec des ombres floues, des formes naissant parmi les graviers de la terrasse, les éclats de brique, et le long du peignoir, un liseré plus clair dessinait le corps – des arrondis légers, des abandons, entre les pans mal ajustés, un peu de peau qui glissait : le jour venait en grand silence

vraiment de la tristesse, à l’heure où elle a de beaux yeux : de grandes lucarnes au bas d’un mur, cette vue silencieuse sur des tables vides, que la mer nettoie de leurs dernières miettes – une pause, vers quatre heures au matin – le monde arrêté devient simple, saisissable, il est sans question – où parler de la paix, suffit à la faire venir – elle rentrait au port, la voisine, seule debout dans le plan fixe – elle voyait la fin – elle savait déjà – facile à dire, après coup – je l’ai dit, le quartier l’a dit, et toute la plage, le dimanche suivant

ces choses à penser – des courses à faire – il s’agissait de trouver un travail, avec des listes de noms et d’adresses : des projets de projets qui se poussaient l’un l’autre par dessus l’été, qui arrivait trop vite – trop de chaleur, trop de lumière réverbérée par les terrasses, les murs de briques, les ruines de béton au-dessus de la pizzeria, les galets de la plage : la véranda en tremblait, on ne pouvait plus s’y tenir

j’allais je venais, je m’affairais d’une pièce l’autre – je ne faisais rien – il y avait une urgence, ne savais laquelle, pas vraiment, ne voulais pas savoir – la voisine, en bas, écoutait en boucle Alain Souchon, Le Dégoût, toutes fenêtres, toutes portes ouvertes, elle écoutait Le Dégoût depuis trois jours en boucle : « c’était l’dégoût, l’dégoût d’quoi j’sais pas mais l’dégoût, tout p’tit déjà c’est fou comme tout m’foutait l’dégoût » – encore et encore : « pt’tit enfant pas bonne mine », « les cheveux courts les grandes oreilles » et « tout s’démode c’est tragique », et « c’était les dimanches amers » et « ma vie j’l’avais couchée sur un cahier »

dans la véranda, tous les livres épars aux couvertures brûlantes – se marier, trouver sa place – travailler, se marier ou ne pas se marier – gagner sa vie – mes poètes en désordre, Trakl et Guez Ricord, pages mêlées sur un carnet de notes – les notes qui s’accumulaient : cette confluence en un point qui m’était inaccessible, que je cherchais, ou autre chose – là-bas, ces collines râpées, noirâtres, incendiées chaque été – suspendue aux rochers, en équilibre au-dessus de la mer, une carcasse de voiture

et ce bruit terrible, comme d’un meuble très lourd, d’une armoire qui s’effondre, en bas chez la voisine – puis la voix de Souchon, dans le grand silence : « seulement pleurer dans l’mouchoir », « l’dégoût d’quoi j’sais pas mais l’dégoût » – je suis descendue, ai frappé chez elle, elle ne répondait pas, j’ai fait le tour par la terrasse, suis entrée dans la cuisine, il y avait une odeur, je ne connaissais rien à ces choses – la police est arrivée, les pompiers : suicide – une balle à bout portant, en pleine poitrine ; elle est morte à l’hôpital – et puis sa mère, qui habitait le quartier : « elle a vingt-sept ans ! et ses petits ? qu’est-ce qu’on va en faire ? » – le disque, c’est un jeune pompier qui l’a arrêté

ce travail, toujours en suspens – cette histoire de mariage, ça devait se faire, ça pouvait – écrire avec le vide, j’y pensais – avec les vides des petits matins – quand l’insomnie me livrait la plage, le ciel, la roche, les toits, encore si fortement intriqués les uns dans les autres, et peu à peu chacun, s’extirpant de l’ombre, liant et reconfigurant les matériaux de son propre décor – on ne pouvait encore parler de rien, mais on ne pouvait plus rien taire – il me venait des phrases : des tentatives, dans une tempête de mots, d’arraisonner un sens – j’allais trop vite, il y avait une urgence, mais je ne savais laquelle – une fièvre où j’étais prise, cette chose qui s’emballait, un monde raréfié : ses ciels lourds, ses lucarnes aveugles - la nuit était interminable, et le jour abîmé, impossible à réparer – pas encore

à cette heure, la voisine, elle était là comme au dernier matin, au pied de l’escalier de ciment – bien tranquille, émergée de la densité, légère – si proche, très grande et très mince – elle tournait le dos à la mer, terminait son café, sa cigarette – rajustait son peignoir – elle pensait, l’obscur s’attardait – elle avait tout son temps, la voisine


LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 20 mai 2010
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