Puis-je donc mourir, moi cristal ?

notes de lectures


prolonger par un nouveau texte : perdu dedans

J’en ai cinq, de ces carnets de fond de poche.
Froissés, tachés, cornés.
Fatigués, usés. Recollés, scotchés.
Racés.
Trimballés, secoués, maltraités.
Elégants.
Lourds de phrases notées, au fur et à mesure des lectures, souvent furieusement, hâtivement.
Fidèles.
Avec ratures, pâtés, coulures d’encre. Comme j’aime. L’écrit comme je l’aime : sale, en bataille, rageur. Têtu. En pleine page, sans marge. Au Bic qui bave.
Sans bibliothèque, sans étagères.
Digne, sans référence d’ouvrage, d’année, de titre. Sans rigueur.
Fragile, plein les doigts.
Nomade.
Fier.

Phrases notées dans ces moments d’exaltation où la distance au texte, en un éclair, est abolie, puis le monde : on est le texte, on n’est plus que texte.
Plus de lecteur dès lors, plus d’auteur. Plus de papier plus de livre. Plus de signes. On est texture de texte. En nous vient s’écrire une chose, dont nous ne savons rien. Sinon qu’elle s’écrit dans un dialogue où nous ne sommes pas. Qu’elle mène avec la chose écrite de ce texte-là, qui frontalement, à cet instant, vient de nous atteindre.

Instants dont la multiplication, au fil des années, balise le parcours d’un écrire, qui lentement se fait nôtre, pas à pas, au plus près de ce qui ne s’écrit plus.
Pourquoi cette phrase, celle-là. C’est ainsi, il faut juste la noter dans le carnet. Aussitôt. Loin en nous. Il faut juste qu’elle travaille, qu’elle brasse. Nous laisse étonnés, naufragés. Aspirés. Il faut qu’elle cogne, qu’elle casse. Nous désespère. Comme une peur, une épouvante, nous fasse prendre nos têtes entre nos mains. Non qu’à la lire, nous comprenions quelque chose, soudain : nous ne comprenons rien, que les battements accélérés de notre coeur. Qu’elle découvre, la phrase, ce qui nous aveuglait, qu’elle ferme nos yeux au monde. Les ouvrant sur ce qui fait noir, silence. Il faut qu’elle sape nos confiances, nos croyances. Qu’elle nous fasse petits, et terriblement légers. Qu’elle nous fasse vides. Terres brûlées, nues, et qu’elle nous ensemence. Mais de quoi, de quelle semence. Dans ce nocturne, cette aridité. Comme une bêtise profonde, un retour au néant, cette stupeur où elle nous jette. La phrase. Et cet écrire alors, le nôtre, dont on ne sait plus rien, sinon qu’il est inaccessible, errant défait autour de nous. Et pourtant ce bonheur, cet émerveillement, cette détresse où la lucidité est à son comble : évidence d’une rencontre, dont nous écrase le regard.

Pourquoi cette phrase, celle-là. Sans réponse. Ne résout rien.
Mais un bond en avant dans l’approche épuisante – et que l’on sait infinie – de l’inexprimable qui nous tient là, debout.
C’est ainsi, il faut juste noter la phrase, dans le carnet.
Vingt-cinq ans de notes, à peu près.
Ici, dans ces « Notes de lectures », de temps en temps j’ouvrirai au hasard – ou pas – un carnet ou l’autre.

 

 

Du carnet quatre :


la poésie vit du désir, et de la mort. Et du vide qui la soulève. Pourtant elle s’adresse à quelqu’un. A un lecteur inconnu. A l’inconnu de tout lecteur. Elle ne respire, elle ne se détend, que tendue par le désir de l’autre. L’autre étant l’inconnu, elle étant l’absence toujours
Dupin

 

Du carnet un :


Puisse ce manteau de pluie
tendu haut et ferme,
assurer de bonnes prises
aux pêcheurs de l’océan des paroles
Josô

La rouille est vacance du feu.
L’heure, depuis les commencements, se fie à la mer
Jabès

 

Du carnet deux :


Je sens ma vie toute nue,
Elle s’éloigne du rivage de la terre maternelle,
Si nue jamais ne fut ma vie,
Jamais aussi abandonnée au temps,
Comme si, fanée, je me trouvais
Après la fin du jour
Au milieu de nuits immenses
Toute seule
Lasker Schüler

Pourtant je marche encore dans le champs du soir,
Avec pour seul compagnon l’astre qui décline 
Buvez, mes yeux, buvez ce que mes cils soutiennent
De la surabondante manne d’or du monde !
Keller

 

Du carnet cinq :


Toujours cependant le maintenant se maintient comme le réel du temps. Mais il se maintient en tant qu’il n’est ni midi ni minuit, ni ce maintenant-ci ni cet autre, en tant qu’il se refuse à être l’un et l’autre. Il est la négation de toutes les heures singulières.
Maldiney

Puis-je donc mourir, moi cristal ?
Klee

 


LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 4 septembre 2010
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