Qu’il en reste

il y aura d’autres voyages, ils sont déjà là : non pas plus loin, mais plus haut


prolonger par un nouveau texte : Puis-je donc mourir, moi cristal ?

j’ai vu l’obscur et l’essoufflé, ce qui peinait dans le rêve que ta pauvre tête défaisait comme un nid à l’envers : des gamines suivaient leurs yeux qui voletaient Quai de l’Horloge, leurs propres yeux ; le blizzard ne leur pesait guère, ni les vagues du Saint-Laurent courant au gouffre avec nous sur le dos

les petites, elles voyaient par le bout de leurs doigts tendus au-dessus des balises : ils indiquaient grand ouest en avant toute, remontons le vent jusqu’au Jardin des Ecluses, yeux en vue qui butinent dans les jupes de fer

filles sur la Promenade des Artistes, courant après leurs yeux clairs bien ouverts, livrés au bleu d’un horizon si spacieux que le repos éternel y dormait à l’aise, mais pas le froid, qui se plaignait de la lumière

vingt-deux ponts elles passèrent, déchirant leurs joues aux murs métalliques des silos à grains : elles les auscultaient pour y saisir l’écho d’un bruissement de paupières, en vain, elles n’entendaient d’un discours amoureux- le Saint-Laurent à la Rivière des Prairies- qu’un brouhaha saturé de consonnes, de lichen écorché, des trémas comme s’il en neigeait

canal de Lachine, la nuit les vit indécises, un pied sur le plat-bord du Mac Allister ( Daniel, cette ganache de remorqueur, déglingué des boulons de la cale au mât, sombrant dans son manteau de rouille) ; elles ne virent et pour cause, ni la nuit, ni les boues à bulles et glaces fêlées, ni les bouteilles vides au fond du bief à sec ; leurs doigts n’avaient plus de langue pour exprimer la solitude où l’archipel les jetait, avec ses retailles de bassins à flot, d’appontements et de portiques, ses voies de garage et ses voies ferrées, ses chenaux pour le halage et la dérivation- où vont les hommes après la mort ? pourquoi y vont-ils ? quand reviennent-ils ? - et ses brise-lames où le Saint-Laurent cognait du crâne, poussant les îles au nord avec nous cramponnés à nos ancres

et d’ailleurs, peu à peu, nous lâchions prise sur le fond et laissions déraper, à Dieu vat, nos laborieux délires dans leurs bateaux d’écorce

sans nouvelles de leurs yeux, évanouis sur le musoir au bout de la grand rade, et leurs pauvres doigts ne répondant plus, les petites, ces innocentes, embarquèrent sur le Mac Allister ivre, et pourvoyeur du silo numéro cinq, à l’occasion, en jeunes vierges aveugles échappées des palais de glace

le pique-nique dans les hauteurs, à l’aplomb du fleuve, fut bref et bien peu nourrissant : une poignée de blé aigre disputée aux rats, quelques sucettes au menthol, et les gamines, perdues dans les aires de stockage, l’une après l’autre gelées tombèrent sur le permafrost : pour moi aussi ce fut un plaisir, dit le silo numéro cinq, lorsque les âmes des petites prirent congé de leurs maigres corps ; une pelouse d’armoise, très vite, les recouvrit avec leur souvenir

toujours leurs yeux voyagent, libres, seuls, et du plus loin qu’ils le peuvent, ils fuient les têtes blondes et leurs bonnets de laine : ils veulent voir du pays, encore et encore

il y aura d’autres voyages, ils sont déjà là : non pas plus loin, mais plus haut
Jardin des Ecluses, Montréal, ni fleurs ni couronnes

LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 10 décembre 2009
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