fou d’écrire

« Me mettre en face de la métaphysique que je me suis faite en fonction de ce néant que je porte. »
Antonin Artaud


prolonger par un nouveau texte : Casta Diva

nous tomberons sur le sol fous d’écrire, il nous restera d’être aveugles, de pouvoir enfin pénétrer la nuit, et nous serons morts comme nous méritons de l’être : reposés

je vais vite et si fatigué, fou d’écrire de structure lâche, tombé à la renverse, coincé en fond de gorge, les quatre fers brisés dans un réseau de luettes toutes timbrées de couronnes d’épines : leurs enveloppes poreuses rendent des mots comme on en voit parfois le soir, près des chevaux de bois pleins de loups aux arçons masqués, vidant les corps en rythme, embrassés violentés sur des tapis de gym cousus d’oursins : vous me voyez alors écrivain des agrès tel que le ciel me fit : démembré par un excès de vie où la mort athlétique dépasse les bornes, et là me coupe le souffle

je crois bien que je m’en vais, loin de moi, ailleurs par les yeux, par la peau qui geint et brûle sitôt que les mains la rassemblent, la plient et la cachent, car sa nudité disent-elles, fait notre dénuement au milieu de la foule, par les accrocs, par les déchirures, aussi la serrent-elle au fond de la mallette du commis voyageur, avec échantillons de lames, cordes, pics à glace balles perdues

je crois bien que je m’en vais, loin de moi, en nage et survêtement de plomb sur la poutre d’équilibre - écoutez les entrechats de la phrase, malgré les migraines, la douleur à la poitrine sous le couvert cadencé de la prose, elle couine, dans le froid spectral de la grammaire et les courants d’air du bureau, quand formules et recettes croulent sur les épaules du scribe, trouées aux dates, mentions et titres - on voit même ses os friables en appui sur les miens solides, champions musclés des jetés et des sauts - ils roulent ensemble tous feux éteints à travers la neige, et derrière nous, ces années aux forêts immobiles, scandées par les coups sur les jambages du mot, du moi pour le faire tomber, du mot moi dans la neige, dans son sang l’abattre dès que le dos est tourné, en retrait de la route, au nord perdu quelque part à l’avant-plan des grands mirages, ceux qui ont éclairé mes fortunes géoprophétiques, alors que j’allais par les impasses les cours, les caniveaux chargés de fronts, de nez qui saignent, par les rues à filles avec issue et matelots : je n’ai jamais su choisir, je les ai toutes prises, les rues, les issues, les filles avec leurs matelots, ah ! ces mots que j’apprenais sur le ventre des filles, pendant que leurs matelots m’écrasaient le dos, ce plaisir pleuré à quatre, bas remontés jusqu’à la nuit close, et ce dédale de mes notes qui répétaient : malheur du monde je m’en vais

je crois bien que je m’en vais, loin de moi, ne parle plus, un peu encore aux murs, aux culs de sac qui s’invaginent, rejoignent un avenir de remplacement carbonisé sur le pourtour - fuyons vers la mer, vers le passé qui nous tend les bras, vers le coin poubelle où il fait chaud : malheur du monde malheur à nous, fous sans un cri pour sauver ce qui pleure, qui saluons de la rive nous-mêmes, en plus jeunes et plus beaux, sombrant avec le navire

malheur du monde creusé de puits, de galeries, tronçonné, miné, exploité par taille, tranches et découpes, abattu aux explosifs, au bulldozer, au mortier, au napalm, de foudroyages en coups de poussier, de traçage en abattage, foré, fouillé jusqu’à la niche cachée dans la blancheur de la feuille, où je me défais en trou et absence, dans un repli de la ligne, flottant là sur le verre des lunettes lasses, et quand on les ôte, ce trouble soudain, que la vue étoile de radiosources douloureuses, de globes solaires compris dans les battements cardiaques

ceci ne sera pas un poème – les heures ont passé, la journée ne comportait de mémoire de vigie aucun événement notable, île, mutinerie ou vent contraire, le soir est venu, avec les voix qui traversent le temps, précipitent l’hiver dans les feuilles

cette nuit sur la table les doigts grattent le givre, cherchent une nourriture

ceci ne sera pas un poème, c’est le tourment
de la faim, non repérable, non identifiable, insatiable, fou d’écrire


LES MOTS-CLÉS :