langue (2)

De moment en moment, je lance le plus loin. De la rue embrumée à l’histoire intestable. Du pain moisi au pain chantant – en dépit d’une terrible douleur au bras. Ensuite nous parlons, nous sommes deux.
 René Char


prolonger par un nouveau texte : une bouchée quotidiennement

d’abord,

de la nuit qui dort en moi

j’étudie le songe c’est ce que je crois : je le tente de toutes mes forces

c’est une épreuve – action figée – conduite au monde dans les régions faibles, à failles, hors toute représentation : juste couché bleu, ce personnage-ligne au menton qui tremble, artiste de l’expectative désossé par le doute, là-haut dans les cintres hésitation valsée sur la dentelle des corniches, s’ élance, vole puis le vol se confond avec la chute, par l’épiderme lacéré du sommeil qui ne retient plus rien – ni cintres, ni personnage

nous y sommes : enfin seule, éveillée

je garde la nuit

espace au cordeau, désencombré de murs et replié dans ses angles : c’est moi – ou fenêtre vide : je réfléchis du songe – c’est ce que je crois, encore

ça commence

ça fait un peu mal – partout – ce sont des mots – rassemblés dans un son : un craquement de chips – dans une forme unique : la nécessité – pourtant, on dirait des volatiles – des poussins

tournent et retournent : à petits coups de bec fatiguent la pâte, travaillent – nuit gonfle, se tend, et, à l’odeur, à l’instinct, s’origine au creux de l’aine, franche ouverte – nuit m’aspire, avec débordements – imprévue, cette liquéfaction de l’organique, le mien, où j’écope, difficile – tout pleut, tout mouille, mais le cercle de tête est encore lisse, le front étanche, les bras solides – aux genoux s’abouche une pleine figure de lèvres : ça bave tant, on ne voit plus qu’on a mal à la tête – mais nuit se refuse à jouer : elle contourne, évite, et le songe affleure : c’est un semis de rocs, irréductibles le songe est pour les chiens

étudier quoi ? la texture des lieux fait question : une eau déchirée – qui promène l’espace, continue de porter – pour combien de temps ? tout cela primitif, dérangeant : revenu de l’achevé – étudier quoi ?

maintenant, la course est étroitement celée, je suis prise : cuisses remontées haut sur leur ligne d’attache, menton soudé à la poitrine – qui fait mal, jusque dans la gorge – somnambule, nuit avance, sillonne les hautes erres formant cet ensemble impossible : l’insomnie – je ne garde rien, je suis par terre : nuit, elle, monte encore, endormie – je suis dessous – coupant, un rebord de souffle entre dans les côtes – je ne veux pas – voudrais n’avoir jamais – je préfèrerais

au fait, pour les mots – nécessité les faisant, vers le sens, tendre leurs cous de poulets : où sont-ils ? ça m’occupe, avec ce froid

langue répond, la fouisseuse, bien membrée : on ne lui demande rien, on ne l’avait pas sonnée – ici même, dans le noir, elle assaille les mots, leur chair tendre et livide : on les entend piailler où sont-ils ? mais là dans les joues, les sinus, le palais ça y est, on déchire avec les ongles

crier, d’un bloc, ça sort : inabordable proximité du sexe où nuit prend langue, celle qui troue, vagit avec une voix d’homme : on n’y parle pas, on y serre les dents – ça va passer, marchera tout seul vers sa solution – peut-être un cirque, étriqué dans un ravin, Écho beuglant pour des étoiles sporadiques : ça me distrait, quand j’ai mal – avec le froid, c’est la nuit qui fait mal – nul n’a de réponse, langue seule boit dans la plaie, langue fauve – appendice cru des traverses et fourrés – guette le mot, sa chair tendre, son bouquet, son craquement de chips il n’y a pas de nuit prochaine, c’est toujours la même nuit avec le mot, son cadavre, identité naufragée dans les rythmes, le brouillage de l’eau

ce qui fait mal, c’est violemment au-dehors, cette fente dressée, par la nuit retournée, extirpée de ses chairs (comme le mot) langue neuve bouffe, poursuit sa route, dans l’extrême tension de ses nerfs, de son dard – pour vider, pour broyer – lyriquement ouverte à tout ce qui saigne, ayant trou, ayant bouche de sexe ça fait mal cette nuit, par déchirements la nuit, on n’étudie rien : nuit nous détricote, on désapprend tout et alors c’est parti, ces longs lambeaux de chair que je m’arrache de la bouche, du palais, à deux mains ce bruit d’arrachement, saccadé

c’est énorme ce que je retire de ma bouche soulagée quand le dernier morceau me reste dans les mains mais ça repousse, un autre morceau, et lui aussi je dois l’arracher

bruit d’arrachement comme un gros tissus qu’on déchire, un gros paquet de feuilles de carton

il faut beaucoup de force

déchirer, arracher, sachant qu’il n’y a pas de nuit prochaine, que c’est toujours la même le même mal – être perdue – à l’extrême du vertige – dans son propre corps quelle forme à ce manque à être, que je suis, au creux toute vide, quelle forme, quelle marque ? nécessité, comme les mots qui ne sont plus ? nécessité ?

nuit naîtra les mots, puis me les donnera

seulement si sexe en suffisance est désirant de la mort

elle a dit


LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 27 décembre 2010
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