que le paysage tient

Olivier Debré, « Longue traversée gris bleu de Loire à la tache verte ».

« Il se lança dans la description des monstres blancs, nus, aveugles, qui se tiennent lovés sur les arêtes de sable au fond de la mer. »
Virginia Woolf

« La tâche poétique serait donc moins, ici, d’établir un rapport entre deux objets, que de creuser un seul objet, ou un noeud d’objets, dans le sens où il semble nous attirer, nous entraîner. »
Philippe Jaccottet


prolonger par un nouveau texte : ouvre bleue

j’ai un paysage – plutôt dans les tons pâles, il est sec – parfois la mer y passe, comme une personne – elle est en gris : manteau, capuche – il n’y a pas de ciel – c’est un paysage avec arbre – il court d’un bord à l’autre : c’est un arbre qui cherche ses racines – il n’y a pas de vent pour lui arracher les cheveux – il se bouche les oreilles – l’éclairage est simple : une lampe seule posée sur un talus – toutes les deux secondes, un faisceau blanc éblouit les cimes – elles souffrent, se tordent – c’est un paysage silencieux, il est à l’intérieur de moi – il n’y a pas de climat : quand on regarde obliquement il y fait très froid, quand on s’y adosse on transpire – des fragments se détachent, ils tombent à droite, dans la plaine – c’est un très vieux paysage : on l’écaille de l’ongle – je l’habite et il me porte – j’apprends à le connaître – on ne se touche pas

des oiseaux marchent vers de l’eau – leurs ailes sont atrophiées – parfois ils sautent, et se cognent contre le plafond – c’est un paysage sans bords visibles, mais solides comme des murs – l’arbre s’y laisse prendre encore, les oiseaux plus guère – les montagnes sont hautes, sans relief : elles sont lisses – elles essaient de parler, elles montent jusqu’à ma bouche – mais en l’absence d’air, on n’entend pas les mots – c’est un paysage à faible tranquillité – au premier plan, en bas, on voit des roches plates, ou des toits – des tanières pour les bêtes sauvages – il y a longtemps qu’elles ont disparu – elles étaient là au tout début, avant le paysage

ce paysage, à l’intérieur de moi : je le surveille – je suis un appareil de mesure – je note les objets, les passages : matière, quantité, fréquence – arrêt, ou disparition – les ondes de choc, les vibrations – tout ce qui, dans le paysage, agit sur lui – comme, par exemple, quand l’arbre heurte les bords, et les oiseaux le plafond – mais aussi, je note les déplacements de mon corps, le pas : direction, vitesse, durée – pulsations cardiaques – et bruits extérieurs – tout ce qui, du dehors, agit sur le paysage – puis je trace un graphique avec des points reliés entre eux – cela me donne, dans le registre où je les reporte, des chiffres – cela est nécessaire, car il n’y a pas, dans le paysage, de jour ni de nuit – mais avec les chiffres, tout est différent – mon paysage a un rythme, un temps : avec sa flèche – ses variables, et ses constantes – ses ruptures, et ses répétitions – cela est important – savoir qu’à minuit, heure des montres, une marguerite en plastique apparaît derrière l’arbre – elle est transparente, ses yeux questionnent – on ne la voit que deux secondes – cela laisse peu de temps pour lui répondre – mais je vais le faire : les réponses sont prêtes – il suffit de masquer la lampe avec les doigts : brièvement ou longuement – cela fait des signaux, un code – la difficulté, alors, c’est qu’il faut aller dans le paysage – généralement, je ne préfère pas – de l’intérieur du paysage, la surveillance est compliquée : on perd la vue d’ensemble, on est aveuglé par les détails – je crains l’arbre, la montagne, les oiseaux : leur agitation – si l’on est trop proche, on ne peut plus mesurer les mouvements – on perd des informations, on ne peut plus prévoir – comment se comporter – où se rendre, en combien de temps – le risque, alors, c’est par exemple de se trouver piégé : entre le bord et l’arbre, ou le plafond et les oiseaux – si tout va bien, jamais le paysage et moi ne devons nous toucher – il n’y a aucune raison – on se porte, on s’habite – je surveille – on ne se touche pas

noter le passage de la mer, c’est important – il inquiète particulièrement les oiseaux – mes notes, en ce qui le concerne, m’ont permis de faire quelques prédictions, mais elles restent vagues – la période pendant laquelle je sais avec certitude que la mer va passer, ne précède jamais plus d’un dixième de seconde son passage effectif – cela est court – trop court, en fait, pour bien y préparer les oiseaux – la mer passe, ils s’affolent, se cognent plus durement que jamais au plafond – les bords vibrent – l’arbre se jette sur eux tête la première : les bords vibrent de plus belle, et les montagnes, alertées, se pressent jusqu’à mes lèvres – bien sûr, cela retentit sur le pas, qui s’accélère, puis sur le souffle et le coeur – il faut remédier à ces troubles récurrents – que je me penche sur le cas de la mer – son emploi du temps et ses horaires, bien sûr, mais aussi son caractère, ses motivations – pour l’instant, hormis qu’elle semble une personne, vêtue de gris, je sais très peu sur elle

les oiseaux marchent vers de l’eau – on ne la voit pas – l’eau, dans le paysage, c’est comme le ciel : il n’y en a pas – en tout cas, on ne les voit pas – la mer, lorsqu’elle passe, ne s’attarde pas – elle ne laisse rien derrière elle, pas même une flaque, une goutte – je ne sais pas si les oiseaux cherchent vraiment de l’eau – ils en ont plutôt le souvenir – ils cherchent le souvenir de l’eau – mais je reviendrai sur la mer, l’eau – c’est une question intéressante

c’est comme l’air – il n’y en a pas – les oiseaux, l’arbre, sont habitués – l’air et l’eau ne leur manquent pas : ils savent qu’ils sont dans un paysage particulier – ils ne demandent rien – ils n’ont pas de curiosité – ils ont des inquiétudes – pas pour l’air ou l’eau – mais pour leurs racines, comme l’arbre, ou le souvenir de l’eau, pour les oiseaux – encore du travail pour moi, ces inquiétudes – essayer de comprendre, puis pallier, remédier – sinon, turbulences, etc...- tout ce que n’aiment pas les appareils de mesure – et on est vite dépassé

être lucide sur ce point : c’est par une vigilance quotidienne, la prise scrupuleuse des notes et la tenue du registre, que le paysage tient – c’est un paysage qui ne demande pas de la contemplation, il demande de la surveillance

 

travail en cours



© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 15 avril 2011
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