Jacques Bon | Alice in the west

Pour les "vases communicants", échange avec Jacques Bon, à partir de deux photographies de Richard Avedon.


prolonger par un nouveau texte : les îles

On mesure évidemment toute la prétention, et la vanité, qu’il y a à vouloir écrire sur le portrait le plus célèbre, du plus célèbre des photographes : celui qui est en première de couverture de In the American West d’Avedon. Autant écrire sur la Joconde.

Tapez « Avedon » dans un moteur de recherches d’images. Elle apparaît en quatrième proposition.

Je n’ai pas (j’ai d’ailleurs honte de l’avouer : je me dis régulièrement que je dois le commander, et ne l’ai toujours pas fait, depuis la dizaine ou vingtaine d’années que je l’ai découvert) le livre à la maison. Et j’ai oublié son prénom.
Elle s’appelle peut-être Sarah, ou Dorothea, ou Patricia. Peu importe. Je crois me souvenir en revanche qu’elle a douze ou treize ans, parce que ça m’avait frappé quand je l’avais lu, et je la croyais plus vieille. Elle aurait donc la quarantaine aujourd’hui, et je ne l’imagine pas autrement à l’âge adulte, que sous les traits de la Mother migrant de Dorothea Lange.

Les photos qui me parlent le plus, je les entends autant que les vois. Pour ce portrait, c’est la guitare de Ry Cooder, dans la bande originale du film Paris, Texas.

Bizarre, comme un portrait, s’accompagne dans la pensée, d’autres visages, de musique.

Je ne parviens pas à imaginer sa voix. Ni même à quoi elle peut penser. À quoi pense une fille de douze ans devant une chambre Deardorff 8x10, devant un photographe connu, dont elle n’a jamais entendu parler sauf peut-être par ses parents à table, pour avoir lu une annonce ou un article dans la gazette locale.
Peut-être ont-ils insisté pour qu’elle se présente. Peut-être l’a-t-elle fait de sa propre initiative, et contre leur volonté.

Le plus étonnant, dans cette photo comme dans les autres portraits d’Avedon, mais plus encore peut-être ici, par l’âge de la fille, cette bouderie frondeuse de préadolescente, c’est le contraste entre le silence, l’intensité, la gravité de l’expression, et ce que l’on sait de la méthode de travail du photographe : une chambre grand format imposante, des valises de matériel, un fond blanc tendu devant le mur d’un quelconque hangar, deux assistants, un pour la lumière, l’autre pour le service de la Deardorff, ses réglages (ce format de négatif va de pair avec une profondeur de champ très courte et l’exigence de netteté d’Avedon ne tolère pas la moindre imperfection dans la mise au point ou l’immobilité du modèle) et les manipulations de la cinquantaine de châssis (soit une centaine de plan-films de 20x25cm, donc) qu’il utilisera pour la séance.

Châssis plus ou moins vides de film, d’ailleurs : Avedon n’hésite pas à démarrer sa séance avec des châssis à blanc, vides, juste pour se chauffer, amener son modèle là où il veut l’amener. On est loin de la complicité d’un Sieff, ou d’un Fernand Michaud, avec leurs modèles. Avedon fatigue, Avedon use, Avedon photographie jusqu’à ce que les résistances du modèle, cèdent. Lorsque Dorothea, Patricia ou Sarah, cesse d’être Sarah, Patricia ou Dorothea, pour n’être que le modèle d’Avedon, et alors seulement, accéder à sa vérité intime. La sienne, ou celle du photographe ? Peu importe en fin de compte. La nôtre, peut-être, simplement.

Sarah-Dorothea-Patricia regarde droit devant elle. Sans peur. Sans sourire. Elle ne cherche pas à sourire, séduire, être belle. Sans doute, elle commence à en avoir un peu assez, de ce photographe à lunettes, ses deux assistants, et elle regrette un peu de s’être laissée entraîner dans cette galère.

Elle se sent ridicule avec cette salopette de plouc, et ce soutif de maillot de bain qui se verra sur la photo. C’est pas comme ça qu’elle avait imaginée une séance avec un photographe de mode, non.

C’est ce qui m’étonne toujours dans cette série de portraits. On sait qu’il y a un staff technique, tout un backstage : pour avoir essayé, de faire des portraits avec une chambre grand format, avec seulement deux châssis par modèle parce que les plan-films coûtent cher, et que c’est des heures dans l’obscurité complète ensuite, pour les développer en cuvettes, on comprend bien l’utilité des assistants. La conversation avec le modèle ne peut être sans arrêt, interrompue par des manœuvres de volets, de châssis, avec le risque d’erreur technique si la concentration n’est pas à ces gestes.

Mais tout ça est invisible dans l’image, comme le tracteur qui est probablement stationné tout près, les bidons d’essence, le semoir ou la charrue, tout ça sentant la terre, le grain et le cambouis, les chiens qui traînent là et qui ne comprennent rien à cette agitation.

Au milieu de tout ça le fond blanc, la fille devant, et le photographe à lunettes avec son long déclencheur souple. Qui l’abrutit de paroles ou ne dit rien, la met en confiance, ou la met mal à l’aise.

Au final, ils ne sont que deux, et la monumentale 8x10" Deardorff sur les pattes maigres de son trépied.

Cette image, en fait, malgré tout ce qui peut les différencier, les séparer, les opposer, est indissociable pour moi d’une autre : le portrait d’Alice Liddell en mendiante de Lewis Carroll.

Un homme d’âge mûr, une jeune fille, plus tout à fait une enfant, pas encore une adulte complète (mais déjà les marques de la vie chez Dorothea-Patricia-Sarah, quand dans le cas d’Alice la misère n’est que jeu et théâtre). Un appareil photo entre les deux.

Au final, peu importent les assistants, le costume, le décor : reste l’essentiel, un regard, qui n’en finit pas de nous scruter au plus profond de nous mêmes, et nous interroger, comme un miroir que nous tendraient Carroll ou Avedon.

Alice Liddell est morte il y a bien longtemps. La fille de l’Ouest ressemble peut-être, maintenant, davantage à la Merril Streep de la Route de Madison qu’à la Mother migrant. Ou ni à l’une, ni à l’autre. Peut-être simplement à elle-même.

Qui sait.

 

© Jacques Bon, mai 2011.

Dans le cadre des vases communicants de mai, Jacques Bon accueille sur son caf.com mon texte Richard, ça va ?, lui aussi à partir d’une photographie de Robert Avedon.

Pour la liste complète et l’explorations recommandée de l’ensemble, passer par le groupe Facebook Vases communicants. La liste complète des échanges pour ce mois de mai 2011 est ici.


LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 6 mai 2011
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