Des profondeurs

Grand pin et terre rouge, Paul Cézanne


prolonger par un nouveau texte : la bouche a cela dit

” Regardez là-bas les bleus…les bleus sous les pins…”
Paul Cézanne

Il n’y a plus que les couleurs et en elles de la clarté, l’être qui les pense, cette montée de la terre vers le soleil, cette exhalaison des profondeurs vers l’amour
Paul Cézanne

bleu n’espère rien, demeure solitaire, sans voie d’accès : rien à faire qu’inventer des ciels, en pesant de toute l’ombre du cyprès sur le muret de pierres sèches – les étaler au couteau sur la craie des collines, tombées abruptes dans l’immobile - les ciels cachent leur socle dans la brume du matin, les bleus enjoignent à l’écrit de rallier la peinture où elle est à elle-même sa blessure, sa propre pâte, le but amoureux, incandescent, des forages qu’elle inflige à tout espace où elle enferme de la chair – écrire, peindre ce qui passe, suspendu dans un souffle et maintenu libre, tout le temps que le monde pose – écrire, comme peindre ce qui tient seul, dans l’immensité d’une tache de couleur, rose pour un poignet, noire pour une aile, verte pour un bleu qui a goût d’eau avec ses bruits d’arrachement et de tonnerre, rouge pour un toit surplombant des pins, chaque phrase ouverte comme une flamme, et surgissant de l’ancien lit, cet ocre de la terre – écrire le chemin entre les vignes où la peinture hache, strie, scande la marche – et soulever ce peu de nuit, accrochée au talus en bout de ligne, là où s’imposent à celui qui peint, les mots dans leur plus simple écriture

juste cela qui est sans contours : l’intouché – dans un vide assourdissant de couleurs où le paysage n’est jamais vu, mais cru sur parole et toujours neuf, qu’il vienne au poète au bout de ses doigts, ou par la source qui noie l’aire, où il cherche des regards – l’horizon libéré d’être là, lumière de la roche apparue dans l’âme, chaleur rendue par l’effort des masses arc-boutées aux blancs qui s’étirent : d’un mot l’autre les bleus, dramatiquement fermés sur leurs rehauts de fer, à grands traits noircissent la page où le tableau se pense, hors cadre et dans le mutisme, l’étonnement – car abstrait de son texte, le tableau se reconnaît en chaque touche, qui porte vers l’infini les plans, les tracés : infini des oliviers dans un crescendo de gris, infini des fruits sur la nappe géologique, infini des feuillages accidentés dans la menace rouge, la main porte le peintre où la peinture veut : là précisément où le poète se tient – dans l’écart – la dissociation des formes dont les parties épanouies, flottent déliées des forces qui les usent – où tout, désappris, oublié, est à reprendre, étrangement inquiétant, dans ses configurations nouvelles, mouvantes, aux textures inconnues : naître, où viennent au-devant de soi, d’une poussée, d’un vertige, sans plus d’air, absolument vides, les choses, le tertre granitique de leur nom, de leur couleur impénétrable

tourner autour du trait qui n’enferme que la main : au-devant du peintre l’espace fuit, le suivent l’été, les ciels – pas d’ hommes, sinon déposés, hors champ, de leur humanité : ne s’écrit que l’absent, ce qui manque, ce qui dort dans les amas de couleur brute, musculeuse, et qui erre dans les yeux levés, sans iris ni pupille

on écrit car on cherche la lumière juste – la mer, les baigneurs, le village, ne se ramènent qu’à la peinture, ils sont peinture et ne seront jamais peints – en eux la peinture entre, et se perd, n’aboutit pas et n’épuise rien : elle continue - tel le poème, qui ne respire que dans son écrit

ne sont matériels que les mouvements : afflux, balancements, balayages, jaillissements ou lents affleurements – la couleur souffle, dispose, induit la forme, qui devient sensation physique de chair paysagée, avec brûlure et éblouissement

tout, livré à la lumière : les mots, rattachés les uns aux autres non par la signifiance, mais par les colorations qui les innervent, complémentaires ou opposées, fondues, tranchées, qui les rappellent, les repoussent, les mobilisent et les acheminent hors de ces profondeurs au bord desquelles, dans l’entrevision, se tient le poète - comme ce point de vue où s’installe le peintre, dans sa lumière, telle

toujours l’obscur arrache un son rauque, à la page détrempée du jour, quand frileusement les mots se rapprochent : poète à peine dit, d’une rature, ce qui peut l’être, si
le grand bleu-roux est à la porte

 

Voir comme celui qui vient de naître !
Paul Cézanne


LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 20 août 2009
merci aux 650 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page