
Lycée Nord Saint Exupéry, Marseille. Photo Gérard Bellon, merci : parenthèses comme deux paumes jointes, entre bateau et mer, mais qui de nous est parti ?
du navire de guerre, sur la colline, j’ai gardé les coursives et les ponts et la proue qui glissait vers la mer dans l’immobilité légère, le déchirement des tranchants de béton, ce bruit de soie, cette élégance — quoi qu’il fût gréé et armé pour la guerre, celle qu’il nous menait, et que chaque jour nous lui retournions — cette majesté blanche, longiligne, que le vent souvent violent sur la colline faisait chanter comme un cristal dans les derniers étages
le ciel lui appartenait : autour il était immense, sans obstacle, l’été,
la lumière nue pulvérisait le monde, et quand nous renversions la tête,
le bâtiment tout entier s’envolait, nulle mer n’arrêtait ce vertige, et d’une
épaule l’autre, l’horizon était d’oiseaux, de nuages et d’air
quotidiennement au voyage nous étions invités : par le sud qui nous faisait face,
par les îles, par les bleus sonores, capricieux de la mer, par les mots qui
montaient des docks, empruntant des chemins de contrebande que nous
connaissions, sycomore ou sumac, ébène ou citronnier, satiné d’Insulinde, le
voyage était à nos pieds, grand ouvert, ses vitrines éclairées montraient des
masques, des cartes, des nuits à écrire et parfois des amours inquiètes, des poètes
épuisés mesurant aux sables, leurs visions
mais la proue glissait vers la mer et ne l’atteignait pas ; nous avions beau
pousser de toutes nos forces, à tribord et bâbord, mâture, oeuvres vives et
oeuvres mortes, le bâtiment montrait la mer, ses figures ses routes, mais ne la
donnait pas – qui de nous l’a compris ? – c’était difficile, bien plus qu’on ne le
croyait, alors qu’elle était si proche, toujours offerte
je ne l’ai pas revu, le navire
si je ferme les yeux, les superstructures libres baignent dans un flux de voix et
les portes battent, les murs s’écartent, les rideaux flottent, bribes et débris
s’agglomèrent, comme un fraisil, autour des saillants qu’affûte encore la douleur
des appels, des questions restées sans réponse : qui aime qui, Michel Fanovar est
mort, il n’avait que dix-sept ans, on fait quoi M’dam, quand on n’a plus envie,
de rien, de tout, on va où après on fait quoi de nous, Gabrielle Russier est morte,
elle n’avait que trente-deux ans, suis-je belle, l’existence humaine est-elle
politique, de part en part ?
1ère mise en ligne et dernière modification le 21 juin 2009
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