Autres noms du froid

noms du Nord, écrits à partir du vide


prolonger par un nouveau texte : parutions : "Sans poids"

visiter les noms – voir leur dedans – l’être des noms, leur froid – par la marche ou les bateaux – les noms qui raidissent les doigts, au bout de bateaux comme Nordic Express, le Nunavut, Uqsuqtuuq

tout au nord, à l’est – les noms des fronts froids, qui raclent la face de la terre - jusqu’au plus décharné – au plus avare – des grands blocs erratiques de noms, dans leur secteur d’arrachement, sidérés : Tuktusiuqvialuk, avec de pâles palpitations, mousse grise en position flottante, banc sur banc glissant, à l’éboulis

formes lasses, de souvenirs abrasés, polis : on y cherche des creux, des riens de terre, couche fine avec des arbres nains, où penser ce qui file, comme ces visages denses, insaisissables, en rupture avec l’univers des hommes, si lourds, si débordants d’âme, mais de quel monde ancien – porté par le nom – troué de gouffres, de ravines que les solitudes idéales travaillent, jusqu’à l’exténuation du moi : je fossile, éparpillé en cristaux et moraines dont l’écrire sur la face d’os fait des yeux, des puits de souffrance

noms du Nord, écrits à partir du vide – aveugle, tenseur de l’espace avec ses lettres, abandonnées à l’air : écrire, saisir les ombres, les masses en reptation sur la glace, jusqu’au bord du feuillet de granit, où ça casse

noms du Nord, Iqaluit, aux arêtes vives – flot d’écrire, inscrit sur une pente forte, et pourtant retenu, lent : par les bandes bleutées de la glace, les forces de cisaillement, les discontinuités de la mémoire, dont les charges par saut, par charriage, se déplacent dans la langue si péniblement

ces noms, avec un désir au centre, seul lisible dans le blanc : le repos du ciel, tombé sur la roche, elle fuyant loin, toujours plus dénudée, plus lisse

langue de la marge du monde, ces noms hérissés dans le gel et le dégel : Ikaluktutiak – avec des hommes, en équilibre sur les crêtes – leurs chants, leurs oiseaux, leurs esprits – le maître du vent, des animaux de la mer – presque plus là, dans l’invisible priant, le chaman

noms du froid, qui font violence ; de l’étonnement surgit une aube, le crissement de pas sans but, un rythme – et alors dans le bleu, le cristal en vagues larges, vont librement les mots, là, vers le sens qui les attendait – clarté du sable : un nid dans la berge meuble

les barren grounds, la toundra : formes ouvertes, noms de l’écrire même, qui est genèse et forme qui devient, ce feu, ces boréales – un aller sans retour vers le passé le plus lointain, l’apparition, sans cesse reculée

pierres, et ça et là des racines, de pauvres lumières récurées par les vents : entièrement sauvage dans son nom, le Nord – défroisse les pages, les étale sur la mousse, l’herbe maigre – pour l’écrire, qu’il aille, qu’il peigne l’invisible

Elisapie Isaac : entendre le soir, le chant d’Inutuulunga (Être seul )

 

Ce texte a été accueilli le vendredi 5 février sur le site Lignes du monde, autre contexte, autre présentation, autre lecture, merci.

LES MOTS-CLÉS :

© Michèle Dujardin
1ère mise en ligne et dernière modification le 5 février 2010
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